#1 L’humeur du vendredi 17 juin
Je me suis assoupie sur un transat dans le jardin qui entoure la maison de ma mère. Elle est nichée dans la pinède, entourée d’arbres immenses dans lesquels les écureuils et les oiseaux cohabitent. Située à moins d’un kilomètre de l’océan, je peux l’entendre battre, la nuit, si je me concentre.
Entre les lauriers et les mimosas, je me suis installée tout à l’heure dans l’axe du soleil de façon à exposer mon corps engourdi par l’hiver, livide. Chaque année, ses premiers rayons chauds ont une saveur particulière. Le corps dénudé qui s’offre à sa chaleur semble s’éveiller. Fatigué par le soleil, le voilà parcouru d’un frisson lorsque le vent se lève. Je le redécouvre. Je pense au dernier regard qui s’est posé sur lui. J’observe la peau de mes cuisses légèrement rougie et cela me revient : ses cheveux qui les effleurent, ses doigts ici, sa bouche là. Avant, j’aurais senti un feu en bas du ventre rien qu’en y songeant mais aujourd’hui rien. Ce ne sont plus que des cendres froides.
Je me suis rhabillée et j’ai pris mon vélo pour emprunter la route longée par les pins qui va vers la dune. Dans la montée ardue qui précède la longue descente vers la plage, je pédale à toute allure, comme si j’avais envie de sentir ce corps que les caresses ont abandonné, de le mettre à l’épreuve. Mes jambes me font mal, j’ai le souffle court mais il reste la dune à gravir à pied. J’ai l’impression d’entendre mon père, quand il me dit de marcher dans les pas de ceux qui m’ont précédée. Ça ne me semble pas plus facile mais je m’y applique.
En arrivant je m’élance vers l’eau. Face à moi, l’immensité bleue de l’océan qui n’a jamais été aussi beau. Comme hypnotisée, je contemple mon âme dans le remous des vagues qui prennent la forme de visages, de mots, de sensations. J’observe les miroitements puis tente de les photographier mais ça ne donne rien. Il y a des choses qu’il faut se résoudre à garder pour soi, des images gravées dans le cœur et dans la tête. Elles me traversent et je les laisse faire.
Immergée jusqu’à la taille, je me dis que j’aimerais qu’il y ait des signes, des prémonitions. Des indices sur l’avenir. Je les cherche toujours et ne les trouve jamais. Il y a des moments où la vie surprend parce qu’elle nous offre des vagues de bonheur intense et nous n’avons qu’à les surfer. D’autres où ces vagues nous submergent et nous entrainent avec elles au large. Il y a celles que nous voyons se former au loin et celles qui nous emportent alors qu’on n’avait pas idée de se jeter à l’eau, et c’est une ritournelle. Je me dis que la vie, ce n’est que des vagues.
Cette nuit, pour la première fois depuis longtemps, j’ai dormi d’un sommeil de plomb, sans interruption. L’air marin doit y être pour quelque chose. Je prends conscience que ces derniers mois, mes nuits ont été agitées. Je ne cessais de m’étonner d’avoir eu cette chance : trouver l’incarnation de mon désir. Je ne cessais de m’étonner aussi d’avoir pris ce risque : être asservie à ce désir-là.
Sortie de l’eau, je m’enroule dans la serviette et essuie les gouttes qui ruissellent. Au coin de ma bouche, un goût de sel. Je me dis que les larmes ont le goût de l’océan puis je réalise : ça fait longtemps que je n’ai pas pleuré.
#2 Note à moi-même
« Vers 2 heures du matin, à l'instant où je sortais d'un bar, le White Rose, une extase m'a saisi, une de mes visions comme autrefois, "remplie d'un million de chagrins et d'un million de folles espérances", comme je l'ai pensé. C'était formidable. Je ne vais pas la décrire maintenant. Je la mentionne simplement comme une réaffirmation du fait que je serai toujours, toujours, un poète, "un poème en marche" vivant. »
Jack Kerouac, Journaux de bord
Je reviendrai bientôt, je vous embrasse.